Auteur : shaykh Dr. Haidar Hobbollah
Traduction en français : shiacity.fr
Question : Comment les musulmans expliquent-ils le phénomène répandu des mariages entre les Ahl el Bayt (as) du Prophète (s) et les Compagnons et les Califes ainsi que leurs enfants tout au long de l’histoire ? Pouvez-vous nous présenter les courants de pensée à ce sujet en utilisant votre style habituel et élégant pour exposer les opinions et les positions ?
Réponse :
Pour ce qui est de la majorité des sunnites, ils considèrent cela comme normal, car, pour eux, il n’y a pas de conflit majeur entre les deux groupes qui pourrait exclure des liens de mariages entre eux. C’est pour cette raison que plus d’un d’entre eux – en particulier pendant ces dernières décennies – ont écrit des livres indépendants dans lesquels ils ont recueilli les divers mariages qui ont eu lieu entre les Ahl el Bayt (au sens général) et entre les califes à différentes époques, atteignant des dizaines de mariages mixtes. Par ailleurs, certains autres livres écrits par des chercheurs sunnites sur la relation entre les Ahl el Bayt et les compagnons (sahaba) consacrent un chapitre distinct à cette question (les mariages mixtes). Tout chercheur à propos de ces sujets peut facilement se référer à plusieurs livres dans ce domaine, en particulier à l’époque contemporaine. De plus, ils ont également ajouté à ce sujet la question de l’appellation des enfants des Ahl el Bayt avec les noms des califes et les noms des personnes présentées par les chiites comme étant des ennemis des Ahl el Bayt (as).
En ce qui concerne les chiites imamites, cette question a été introduite dans leurs livres depuis l’époque de Shaykh Al-Mufīd (413 AH) qui a abordé ce sujet dans certains de ses livres. Ils ont plusieurs approches pour interpréter ou comprendre ce phénomène. J’ai résumé pour vous les plus connues, tout en évitant d’y émettre directement mes préférences :
Le premier courant : C’est le courant qui reconnaît l’existence de ces mariages et leur grand nombre mais qui les justifie pour la plupart, voire tous, en les considérant comme ayant eu lieu dans un état de dissimulation (al-taqiyyah). En effet, ils affirment que l’imam Ali (as) et sa famille ont vécu pendant et après l’époque des premiers califes en état de taqiyyah et ont été forcés de faire de tels mariages mixtes:
-soit pour s’éviter les problèmes qui pouvaient s’abattre sur eux s’ils n’acceptaient pas de donner la main de leurs filles aux prétendants
-soit parce que le mariage mixte dans la coutume tribale et arabe pouvait atténuer les pressions des autres sur Ahl el Bayt (as)
-soit dans le but d’influencer les autres pour les réformer par l’intermédiaire des mariages mixtes et l’établissement des liens de familles avec eux. Par conséquent, les mariages entre les Ahl el Bayt (as) et les enfants de leurs adversaires était une mesure visant à soulager les tensions contre eux et à arrêter leur ostracisation de la société.
Cette théorie est bien connue parmi de nombreux savants et chercheurs pour interpréter ce phénomène. Ce dernier est alors expliqué de la même manière que le sujet des mariages du Prophète Muhammad (s) qui ont été interprétés dans une optique politique ou tribale. Beaucoup de savants et chercheurs ont adopté cette position lorsqu’ils répondirent aux allégations des orientalistes concernant la personnalité du Prophète, son amour sensuel pour les femmes, son attirance au désir et d’autres accusations similaires. Ils affirment alors que les mariages des Ahl el Bayt et leurs enfants étaient comme les mariages du Prophète. En effet, ce qui est sous-entendu ici par taqiyyah n’est pas simplement la peur que s’ils ne marient pas leur fille à un opposant, ils seront exposés à des problèmes; il y a plutôt également un autre aspect de la taqiyyah qui cherchait à soulager la pression sur eux à travers ces mariages; ou alors al-taqiyyah al-mudaratiyyah (dissimulation à but diplomatique) qui essaye de faire croire aux autres que la relation d’Ahl el Bayt avec eux est bonne et ceci l’intérêt supérieur de la communauté chiite.
L’impulsion derrière cette interprétation est une tentative de concilier les textes religieux avec les positions des Ahl el Bayt à l’encontre des califes et de leurs alliés. Cette conciliation ne peut pas conclure que ces mariages étaient normaux parce que cela ne serait pas cohérent avec le reste des textes et positions que nous connaissons des Ahl el Bayt du Prophète. Par conséquent, il est nécessaire de chercher une autre explication pour ces mariages, et cette autre explication n’est rien d’autre que la taqiyyah dans son sens le plus large.
Le deuxième courant : Il s’agit d’un courant moins répandu au sein de la communauté chiite que le premier mais qui a commencé à se développer ces dernières années parmi les chercheurs. Néanmoins, certaines de ses terminologies sont anciennes, remontant aux premiers siècles. Ce courant considère que nous devons réexaminer de nouveau l’existence historique même de ces mariages : existe-t-il des données historiques définitives qui prouvent l’existence de ces mariages entre les Ahl el Bayt et les familles des califes et de leur entourage, ou non ? Dans ce contexte, les chercheurs de cette position ont remis en question la plupart de ces mariages (ou peut-être tous) et ils ont divers écrits sur ce sujet, tels que ceux du savant Sayyid Ja’far Murtada Al-Amili, Shaykh Najm al-Din al-Tabasi et d’autres. Il y a donc aujourd’hui une tendance à réviser les preuves historiques qui prétendent prouver ces mariages. Ces chercheurs disent que l’étude de nouveau de cette question nous a ouvert de nouvelles possibilités pour remettre question de l’existence même de ces mariages. Et ils affirment aussi que même s’ils ont eu lieu, ils étaient extrêmement rares et limités, et pas au nombre de dizaines de mariages comme c’est connu.
L’une des pierres angulaires pour remettre en question ces mariages est l’étude de leurs sources, car elles sont le plus souvent sunnites ou non-chiites. Cela ouvre la voie à l’affirmation qu’elles ont été falsifiées et fabriquées – surtout lorsqu’elles sont en conflit les unes avec les autres – afin d’affirmer que les Ahl el Bayt étaient satisfaits de la voie des califes, de leurs alliés et de leurs hommes. Alors oui, ces chercheurs reconnaissent que certaines de ces narrations se trouvent dans des sources chiites, notamment le livre « al-Kāfi » de Shaykh al-Kulayni et « al-Irshād » de Shaykh al-Mufīd, mais ils affirment que ces narrations peu nombreuses peuvent être discutées en termes de chaîne de transmission ou en termes de données conflictuelles qui existent entre les narrations historiques, etc. Par ailleurs, ils affirment qu’il est primordial de reconnaître que certaines narrations sunnites sur cette question ont été introduites dans les livres chiites de hadiths et d’Histoire.
On peut confirmer que la première et la deuxième tendance constituent ensemble une grande orientation où certains mariages sont débattus et discutés sur le plan historique et qui présente des avis vis-à-vis des mariages prouvés. Cependant, j’ai séparé ces deux tendances pour davantage clarifier la nature du travail sur ce sujet.
Le troisième courant : C’est un courant qui a moins de partisans mais qui a commencé à devenir actif ces derniers temps, notamment dans certains cercles affiliés aux courants critiques ou réformistes de la pensée chiite. Dans ce cas, ces individus soulèvent des arguments qui ont rarement été évoqués auparavant dans la communauté imamite. Ce groupe reconnaît toujours que l’imam ‘Ali ibn Abi Talib était le plus légitime pour le califat, que ce que certains des compagnons (sahabah) ont fait à la Saqifah de Bani Sa’ida en marginalisant ‘Ali et les Hashimites n’était pas approprié, que certains des Compagnons ont été trop hâtifs dans cette affaire, et qu’ils ont transgressé les ordres du Prophète en ce qui concerne la nomination de la part de Dieu du calife après lui. Ils affirment que la période des premiers mois après le décès du Prophète a été marquée par des relations tendues entre la famille d’Ali et de nombreux compagnons, en particulier Abu Bakr et ‘Umar.
Cependant, ils affirment que lorsque l’imam ‘Ali a perdu tout espoir de prendre le califat, il ne voyait plus l’intérêt de le contester car il était devant le fait accompli. Par conséquent, il n’a pas pratiqué la taqiyya ni n’a vécu dans la peur. Au lieu de cela, il a accepté que c’était l’une des choses qui ne pouvait plus être changé, il a appliqué la politique du fait accompli [réalisme] et il s’est intégré dans le climat islamique général. Au cours de ces vingt-cinq ans, il était en harmonie avec les trois premiers califes, malgré ses remarques ici et là sur certaines politiques et décisions. C’est pourquoi ces mariages ont eu lieu: parce que ‘Ali ne croyait plus que la question du califat pouvait être traitée de nouveau et il ne voyait aucun sens à essayer de la relancer dans le milieu islamique. Au lieu de cela, il a considéré que les intérêts suprêmes des musulmans devaient être prioritaires par rapport à ce sujet à propos duquel les querelles ne servent plus à rien. Cela explique également – du point de vue de cette tendance – les bonnes relations entre lui et le reste des compagnons avant son accession au califat : comment les trois premiers califes le consultaient pour les conseiller sur les questions militaires et autres, comment ils recouraient à lui en tant que juge et étaient satisfaits de son jugement, et d’autres textes similaires liés aux jugements d’Ali et aux califes étant souvent satisfaits de ses décrets. Parmi les figures les plus importantes de cette tendance aujourd’hui se trouve Shaykh Muhammad Vaez Zadeh Khurasani, l’un des étudiants de Sayyid Boroujerdi et l’ancien secrétaire général du Forum mondial pour le rapprochement des écoles de pensée islamiques en Iran.
Certains membres de ce groupe croient qu’il y a deux aspects à l’imamat qui a été accordé aux Ahl el Bayt du Prophète : un aspect politique, qui est la succession après le Messager telle qu’exprimée dans le Hadith d’al-Ghadīr, et un aspect épistémique religieux représenté par le fait qu’ils soient la source de la tradition prophétique authentique tel que exprimé dans le Hadith al-Thaqalāyn. Selon l’opinion de ce groupe de savants, le but des Chiites aujourd’hui devrait être de raviver Hadith al-Thaqalāyn, tandis que le Hadith d’al-Ghadir n’est plus quelque chose d’important car c’est un événement historique passé. Il n’est pas nécessaire que les musulmans se disputent à son sujet car ce qui nous concerne aujourd’hui en tant que musulmans est de retourner aux Ahl el Bayt en les prenant comme guides de la religion car les sunnites, malgré leur amour pour les Ahl el Bayt, font rarement référence à eux en tant qu’autorités dans leurs livres de hadith, de jurisprudence, etc
Un autre groupe dans le milieu chiite critique croit que les chiites ont exagéré l’idée de l’imamat tout au long de l’histoire, tout comme les sunnites ont exagéré l’idée des compagnons, et que les deux camps ont accordé une sacralité exceptionnelle à ces groupes respectifs. Plus nous simplifions les concepts de l’imamat et des compagnons, plus nous devenons rationnels dans l’interprétation des événements de l’histoire, loin d’être influencés par des présuppositions idéologiques. Ainsi, lorsque l’imamat politique est compris dans son objectif originel qui est de défendre les intérêts des musulmans, mais échoue [à revenir aux imams] en raison d’une erreur ou de la désobéissance d’un musulman ou d’un compagnon, cela ne signifie pas que l’islam doit être rendu inopérant et passer tout son temps à s’opposer à ce groupe [le sunnites]. Ce qu’il faut plutôt est la coopération et la collaboration, tout comme nous le voyons aujourd’hui avec les dirigeants qui commettent des erreurs, mais avec qui il est encore possible de coopérer lorsqu’ils ont des actions méritoires. C’était précisément le cas lorsque l’imam ‘Ali a vu que la politique des premiers califes n’était pas à ce point égarée, comme elle le deviendrait plus tard à l’époque des Omeyyades. Ce qui renforce ce point, selon ce groupe, c’est que nous trouvons rarement des témoignages agressifs d’Ali contre les premiers califes, et de tels textes agressifs n’ont commencé à apparaître qu’au début du deuxième siècle après l’Hégire, période qui était connue pour l’escalade des conflits sectaires entre musulmans et la transformation des partis politiques en groupes théologiques. Bien sûr, cela est si nous excluons le livre de Sulaym bin Qays al-Hilali, dont l’authenticité est remise en cause par ce groupe : ils remettent en question la validité de l’attribution de l’œuvre existante à lui (Sulaym) – comme l’a fait Sayyid al-Khū’i – et d’autres fois, ils remettent en question l’existence historique même d’une personnalité nommée Sulaym bin Qays dans l’Histoire comme l’a fait le Dr. Abd al-Mahdi al-Jalali.
Voilà un résumé de la situation. Quant à donner des résultats finaux de ces débats, cela a besoin d’une autre occasion.
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Article originel : كيف يفسّر المسلمون ظاهرة المصاهرات بين أهل البيت والصحابة و..؟
Shaykh Haidar Hobbollah الشيخ حيدر حب الله est un savant chiite libanais né en 1973 à Tyr au Sud-Liban. Il rejoint la hawza en 1988 au Liban où il y passe 7 ans avant de rejoindre en 1995 la hawza de Qom où il y enseigne jusqu’à maintenant les différentes sciences islamiques. Il enseigne également à l’institut Al-Mahdi à Birmingham. Shaykh Hobbollah est spécialisé en fiqh, Usul, Tafsir, ilm al-rijal et les histoires des sciences religieuse. Il étudia chez d’imminents savants tels que sayed Mahmoud Al-Hachemi, shaykh Baqir Al-Irawani et shaykh Jawad Al-Amoli. Il dispose d’une dizaines de publications en arabe et certaines en anglais.