Certaines personnes analysent le conflit syrien uniquement à travers des facteurs économiques, politiques et stratégiques en niant le caractère religieux. Si pour certains cela viendrait d’une volonté louable qui tente de ne pas rendre le conflit sectaire, pour d’autres cela relève tout simplement d’un manque de discernement dans une guerre où le mot « sunnite » ou « alaouite » ne sont jamais absent. Je vais dans cette tribune analyser la tension entre ces deux communautés et l’impact que cela renferme dans le conflit.
Le rôle de la religion dans les conflits
Avant de parler du conflit syrien, abordons d’abord le sujet général du possible rôle de la religion dans les conflits. La religion est souvent utilisée comme justification pour les guerres. Ces derniers ont un tel impact décisif qu’ils requièrent des justifications. Quand la religion en est une, on considère alors la guerre comme doctrinal. Du moins aux yeux des belligérants.
Il est vrai que la religion sera utilisée pour des fins politiques par des politiciens dans ces conflits mais il ne faut pas oublier son rôle effectif. Premièrement, les différents groupes impliqués seront guidés par leur appartenance religieuse. Par exemple, un groupe sunnite qui prend pour modèle Khalid Al-Walid n’aura aucun problème idéologique à massacrer leurs otages puisque ce dernier le faisait. Deuxièmement, la religion fait office de signe d’appartenance aux différentes communautés religieuses impliqués dans ces guerres qui utiliseront leur religion pour se démarquer, voire rivaliser, avec les autres qui ne partagent pas leurs croyances. Troisièmement, il ne faut pas nier le rôle primordial que peut avoir une religion dans l’incitation et la motivation des combattants à s’impliquer dans un conflit donné.
Le cas de la guerre civile en Syrie
Quelles différences entre Alaouites et Sunnites ?
La religion islamique se divise en trois grandes branches : le sunnisme, le chiisme et le kharijisme. Les sunnites suivent les préceptes du coran et les enseignements du Prophète rapportés par ses compagnons. De ces derniers, ils en élisent les 4 premiers califes : Abu Bakr, Omar, Othman et Ali. Par la suite, ils restent fidèles aux califes omeyyades et abbassides. Les chiites, eux, croient que le Prophète a choisi l’imam Ali en tant que son successeur légitime plusieurs fois dans sa vie et notamment à Ghadir Khomm. Ils considèrent aussi que toute personne d’autre qui réclame le califat est un usurpateur égaré, dont les califes des sunnites.
Aujourd’hui, la majorité des chiites sont duodécimains (aussi appelés Jafarites ou Imamites), c’est-à-dire qu’ils suivent 12 imams après le Prophète, le premier étant l’imam Ali et le dernier l’imam Al-Mahdi qui selon la doctrine chiite entra en petite occultation en 874 et en grande occultation en 941.
C’est là que les chiites duodécimains et les Alaouites se sépareront. En effet, selon les premiers, durant la première occultation, il reste caché mais choisit quatre représentants pour rester en contact avec les fidèles chiites : Othman ben Sa’id Al-Amiri, son fils Mohammad ben Othman, Hussein ben Rouh Al-Nubakhti et enfin Ali ben Mohammad Al-Sameri dont la mort marque la fin de la petite occultation et le début de la grande.
Les Alaouites (aussi appelés les nusayris ou nusayrites) ne suivent pas ces quatre ambassadeurs mais choissisent de suivre Muhammad Ibn Nusayr, un homme égaré et pervers selon les duodécimains. A partir de là, ils auront une évolution différente du courant orthodoxe chiite. Par exemple, les Alaouites ne commémorent pas le martyre de l’imam Hussein , »Achoura », car ils croient que l’imam Hussein n’a pas été tué à Kerbala mais a été remplacé comme pour le sacrifice de Ismaël.
Le monde musulman est à majorité sunnite mais avec des pays à majorité chiite duodécimaine comme l’Iran, l’Irak, le Bahreïn, l’Azerbaïdjan et d’autres avec d’importantes communautés duodécimaines comme au Liban, en Arabie Saoudite, les pays du Golfe Persique, au Pakistan, en Inde ou en Afghanistan.
Les Alaouites se trouvent essentiellement en Syrie où il constitue 10% de la population avec 2 millions de membres et composent la majorité des habitant du Nord-Ouest du pays. Lattaquié est leur actuelle plus grande ville. Une petite communauté existe aussi au Liban. En Turquie, il n’y a pas de grandes communautés d’Alaouites mais d’alevis qui sont différents.
Pourquoi tant de haine entre Sunnites et Alaouites en Syrie ?
Il y a tout d’abord des raisons religieuses et historiques puis politiques.
Premièrement, il faut comprendre que les sunnites ont toujours considéré les Alaouites comme étant des hérétiques et des mécréants. Les fatwas sunnites et chiites qui les déclarent comme musulmans ne datent que du 20ème siècle. Il y a donc un mépris avec un sentiment religieux de la part des Sunnites envers les Alaouites plus ou moins forts selon les époques. Il est à noter que les sunnites ne sont pas non plus les personnes les plus tolérantes sur la planète. S’ils peuvent avoir une certaine tolérance limitée envers les Chrétiens, c’est parce que le Coran insiste sur les droits des gens du livre. Mais en général, les sunnites sont très dures – si ce n’est cruels – envers les minorités musulmanes, qu’elles soient imamites, ismaéliennes, druzes ou alaouites.
Lié au point précédent, il ne faut pas oublier le facteur historique. A la base, les Alaouites étaient un groupe irakien. Au Moyen-Âge, ils s’installent dans les montagnes du Nord-Ouest de la Syrie pour fuir les persécutions et discriminations. En Syrie, ils étaient extrêmement pauvres et ont été les victimes de plusieurs massacres de masse et autres discriminations. Ceci dit, ils n’étaient pas non plus des anges et ils leur arrivaient d’avoir aussi des comportements discriminatoires envers leurs voisins ismaéliens des montagnes ou même parfois ils formaient des groupes de bandits. Sous l’empire Ottoman, ils composaient le groupe le plus nombreux de paysans pauvres dans le pays qui travaillaient pour des riches propriétaires de terre sunnites et chrétiens. Quand les Alaouites se rendaient dans les grandes villes à majorité sunnite comme Alep ou Homs, ils étaient victimes de beaucoup de discriminations, racisme et de mépris. En résumé, les Alaouites aujourd’hui ont été construits avec une identité et histoire qui a souffert de ce passé. De l’autre côté, la majorité sunnite du pays n’apprécient pas qu’un groupe hérétique et misérable à leur yeux à travers l’Histoire les gouvernent aujourd’hui.
La situation changera avec la colonisation française. L’administration française a d’abord préféré que les Alaouites restent séparés des autres communautés en leur octroyant un état appelé « Territoire des Alaouites ». Ce dernier sera, quelques années après, intégré à la Syrie. Les Français jouaient la carte de la division pour affaiblir les Syriens. En effet, en coupant et réunifiant le pays, ils ne donnaient pas le temps ni la structure nécessaire aux Syriens d’ériger une élite politique pour le futur. De plus, la communication et l’entraide entre les différentes communautés s’affaiblissaient. Les Français faisaient aussi attention à attribuer à chaque communauté des postes spécifiques pour qu’il y ait une opposition entre elles. Par exemple, les Sunnites étaient majoritaires dans les administrations politiques, la police et la gendarmerie alors que les Alaouites étaient majoritaires dans l’armée. Cette épisode a permis aux Alaouites d’intégrer des institutions militaires où ils avaient auparavant toujours été exclus. Par ailleurs, ils envoyaient en masse leurs enfants dans l’armée puisqu’ils étaient la communauté la plus pauvre du pays et que cette institution constituée pour eux un gagne pain respectable. De l’autre coté, les Sunnites, surtout dans les milieux urbains, développaient un mouvement de nationalisme arabe visant l’indépendance.
Après l’indépendance, le rôle principal du nouveau gouvernement syrien nationaliste était de centraliser son pouvoir. Cela passait par l’abolition des droits spécifiques aux minorités dont les Alaouites. Ces derniers furent ainsi intégrer dans la population nationale du nouveau pays sans grands problèmes puisque l’idéologie du nouveau gouvernement indépendant était le nationalisme arabe : quelle que soit votre religion ou couleur, l’important est d’être arabe. Cette démarche arrangeait bien les Alaouites qui rejoignirent en masse le parti nationaliste panarabe, socialiste et laïc Baath (Baas) et continuaient à être la communauté qui envoie le plus de nouveaux soldats dans l’armée.
Grâce à un coup d’état en 1963, le parti Baath prend le pouvoir en Syrie. Petit à petit, les Alaouites du parti éliminent leurs opposants sunnites et leurs anciens alliés ismaéliens et druzes. En 1971, l’alaouite Hafez Al-Assad prend le pouvoir. Suivront des décennies de dictature féroce, de contrôle des services secrets sur la vie des gens, de violations des droits et de corruption. Les postes les plus importants dans le pays et l’armée étaient dans les mains des Alaouites.
Conclusion
Comme nous l’avons vu, il y avait des prédispositions religieuses, historiques et politiques dans le pays pour une telle opposition entre ces deux communautés. Le fait que le pays a été (mal) dirigé et contrôlé depuis 1971 par cette minorité n’a fait qu’empirer la situation. La venue du jeune Bachar Al-Assad au pouvoir avait donné quelques espérances mais elles se sont vite éteintes. L’homme était bon en tant que tel mais bloqué dans un système qui le dépasse. Tout ceci nous explique l’explosion de la situation en Syrie quand en Mars 2011 le régime kidnappent et torturent 15 enfants sunnites de Daara. Cet événement explosera les tensions et la haine; et nous voilà 6 ans après avec une guerre civile qui a fait des centaines de milliers de morts et où tout le monde s’y mêle. Enfin, remarquez que je ne veux pas dire que tous les Sunnites détestent les Alaouites et vice-versa. Mais il y bien a un problème avec la majorité de ces deux communautés et le nier ne réglera pas le problème.
Ibrahim Shatour